Bernard Lubat solo, carte et territoires, au Théâtre des Carmes, avril 2023


Deux espaces cubiques. Au fond, le mur décrépi du Théâtre des Carmes surplombe la scène et son manteau. Lieu vernaculaire, celui de la langue du poète André Benedetto. A l’origine cet espace était fermé aux yeux des spectateurs par un autre mur qui faisait office d’écran de cinéma. Les pièces se jouaient dans le premier cube, à même le ciment du sol, acteurs et spectateurs entremêlés. Dans le second cube, invisible, au milieu d’un fourbi de décors et costumes se trouvait un vieux piano à queue déglingué avec lequel on faisait de la musique concrète de nuit en grattant les cordes de basse. Maintenant, après que l’écran eut été crevé, on a un vrai théâtre à l’italienne, avec une salle emplie de fauteuils rouges et une scène en chêne massif. Au fond, le mur décrépi reste gardien du temps.

15 avril 2023, Bernard Lubat a posé en bord de scène les objets du délit, ses iles, équitables, une batterie à gauche, un micro sur pied, une petite table couverte d’instruments en plastique, un accordéon avachi sur une chaise pliante, un autre micro, une plaque de tôle réfléchissante couverte d’écritures blanches, à droite. Au centre du circuit, un peu en retrait, un piano à queue Steinway noir brillant surmonté de trois poêles à frire. Quelques lampes de chevet éclairent le tout.

L’acteur-auteur entre avec ce léger balancement qui deviendra swing quand il atteindra le bout de ses doigts. Pour l’heure ce sont les mots, un long préliminaire de mots, dans la géhenne des mots, puis le liminaire, puis le prologue et tout ce qui s’en suit. Dans une langue qu’il qualifie de « poiëlitique », ou le lapsus est générateur de sens, Lubat détache les éclairs d’une conscience insomniaque, assidument, avec une élocution claire, dans un tempo que rien ne semble pouvoir interrompre. Réfutation de la virtuosité savante des chiens de cirque, des palmes, des flagorneries et des exploitations marchandes. Toujours dans un espace lié entre voir et dire, entre marteau et enclume. Le glissements des sens, Edouard Glissant sans glissando, Deleuze, Félix, Guattari, les signifiants vides …
Au bout de quarante minutes la suite aphoristique à fait son chemin, toujours sans la moindre mélodie, mais suivant un rythme de marcheur pour acte épique.
Traversée de la scène, pose de l’accordéon à terre, leçon de chant. Du vagissement au chant, du borborygme à la vocalise, le commencement de la mélopée, le cazou au bec.
Finalement, c’est un long prélude amoureux, traversé de contre-temps, déjoué, une attente érotique. Une lente approche. La lecture des notes avant de jouer des notes. L’extase, ça se mérite, l’appétit venant avec un peu d’exercice vocal.

A pas mesurés, direction piano.
Quatre séquences de cordes frappées.
Lubat est un sismographe branché sur son magma intérieur avec des antennes en surface, genre état d’urgence, les neurones directement connectés aux mains. La pudeur est un manteau froid qui génère des pressions éruptives.
Alors quand on peut entendre sa propre pensée entrer en résonance, dépouillée de ses itérations contenues – des fulgurances – emballements et replis – explosion combinatoire du sens – tachycardie de l’âme – syncopes de l’oubli – alors l’équation se réduit à sa plus simple expression – devient irréductible – d’où ce sentiment de plénitude – mais que tout aveu ou consécration vont disloquer. Orphée, ne te retourne pas!

Puis l’accordéon, piano à bretelles, vient s’harnacher au corps du récit.
L’objet chromatique saisi d’une main, agonisant de l’autre jusqu’au sol, il produit un gémissement, un accord soutenu, et de là surgit alors le cri. Un infracassable hurlement de bête du Vacarès, le long mugissement d’un taureau minotaure.
Quand Bernard se déplace physiquement ou quand il brame à l’accordéon, je peux voir surgir Orson Welles dans Falstaff, une Jeanne Moreau coquine lui tirant la barbe.
Dans le « danseur des solitudes », Georges Didi-Huberman qualifie le danseur Israel Galvan de « danseur des arrêts ». Il le compare, avec l’aide de Bergamin, aux toreros Belmonte et Joselito sur des figures syntaxiques communes. Le « remate » (rematar), faire de l’arrêt une figure, et le « temple » (templar), l’art du ralentissement et de l’accélération en même temps.

Ceci ne parlera qu’aux aficionados, mais Bernard Lubat est à la fois le taureau et le torero. Il se torée lui-même, avec ces mêmes figures. Peut-être est-il plus danseur qu’il n’y parait. C’était un sujet de conversation quand nous marchions lentement en plein cagnard un été de 2006, du Théâtre des Carmes à l’hôtel de Sade où il jouait avec André Benedetto l’implosion de Clément V. Confronté au ravissement, le ravisement comme figure de style est-éthique, remède irrémédiable à la mort.
Je convoque l’autoportrait de Rembrandt à la ronde de nuit, juste pour la forme. C’est bien un autoportrait de l’acteur dessinant sa carte et son territoire au milieu des humains, auquel nous assistons. Les silences et les pauses en sont les frontières tracées au rasoir. Les balles de ping-pong qui tintinnabulent sur les cordes du Steinway, les canettes de soda froissées qui swinguent, une moulinette en plastique, c’est encore du Lubat et dans le silence d’avant les mots, la glossolalie fait ses arpèges.
Le coup de batterie, un tour de force. Deux grosses baguettes de clown pour dire, attention, voilà un numéro de cirque imposé, magistral, poum, entre parenthèses, tchac.
Et pour commencer de finir, deux exercices encore assis face au clavier. Le premier avec fléchettes ping sur poêle à frire, et le dernier en chanson révolue, « avec le temps », léo Ferré … « avec le temps, va, tout s’en va … et l’on se sent tout seul peut-être, mais peinard… »

A cet instant, une esquisse de fin s’est faufilée,
mais le miroir, intact, faisant signe en dernier, il faudra bien finir de commencer.
Dans la cuisine sonore de Bernard Lubat, on a vu souvent enclumes, tôles suspendues, ailes de voitures et pare-chocs qui vont crisser ou être frappés de stupeurs arithmétiques.
Mais ici ce miroir n’en est pas un, c’est une plaque de réflexion inoxydable, couverte d’écritures blanches, à travers lesquelles filtre dans le vide des mots, le visage de l’acteur-auteur, page blanchie au pinceau, palimpseste en négatif, interminable repeint. Il est habité par quelque diable venant réclamer son dû au docteur Faust. Mais qui de l’acteur ou de l’auteur est le malin ? Dans ce théâtre la question fut posée en son temps.

L’acteur se ravise, se confronte à l’objet spéculaire, le saisit à bras le corps pour lui faire rendre gorge, le secoue comme un prunier, le sature de réponses sans question, disparait dans son ombre, questionne encore, détache l’œil de l’auteur de son orbite et fait parler la mort insatiable.

A la fin de tout, la carte est dessinée. Une bibliothèque de Babel avec des pays qui se touchent se chevauchent et se brouillent, l’alphabet des paroles et des mots-dits, l’infinie variation des 27 signes de l’écriture, le son des coups de patte, le registre intempérant du clavier bien tempéré, l’idéogramme des corps, le catalogue des regrets et le chant des baleines.
Le territoire, plus vaste, c’est l’Histoire.
Cartographie inachevable d’un testament de conscience avec un gros nez rouge.

La boucle d’un marathon express aller-retour sans retour est ainsi close. Acte unique, austère, exténué, irréductible, non duplicable, sans suite immédiate envisageable, frangé d’effacement.
Dans ce théâtre j’ai eu quelquefois ce vertige, l’espace d’un récit avec Benedetto, quand l’acteur-auteur se consume au millimètre jusqu’au dernier souffle au cœur. Avec le temps et contre-temps. Ici les murs ont peut-être encore des oreilles en forme de radar pour entendre entre dire et voir.
Bernard, tu as joué tes notes bleues et tes notes de bas de page très exactement sur le clavier de mon œil d’oiseau rétif. Cela m’a fait du bien. Merci.

JMP 22/08/23

« Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l’ancienne inharmonie. Ô maintenant, nous si dignes de ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés : cette promesse, cette démence ! L’élégance, la science, la violence ! On nous a promis d’enterrer dans l’ombre l’arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, — ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, — cela finit par une débandade de parfums… »
Arthur Rimbaud – Matinée d’ivresse

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Annonce du spectacle par La Compagnie Lubat

𝗦𝗔𝗠𝗘𝗗𝗜 𝟭𝟱 𝗔𝗩𝗥𝗜𝗟 𝟭𝟵𝗛
𝗠𝗨𝗦𝗜𝗖𝗔𝗟𝗘𝗠𝗘𝗡𝗧 𝗣𝗔𝗥𝗟𝗔𝗡𝗧
𝘾𝙤𝙣𝙘𝙚𝙧𝙩𝙖𝙣𝙘𝙚 𝙐𝙜𝙚𝙨𝙩𝙞𝙘𝙪𝙡𝙚́𝙚 𝙙𝙚 𝘽𝙚𝙧𝙣𝙖𝙧𝙙 𝙇𝙪𝙗𝙖𝙩
(Concert/conférence/Concomitance)
Jusqu’où ça commence le commencement.
Humeur humour humanité humidité
2 heures sur le fil de l’impro-spective…
La musique à vivre en liberté libre…
Les mots dits pour le dire et redire.